La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara
1948
p. 87
« Et le chef doit déployer un talent continuel, qui tient plus de la politique électorale que de l'exercise du pouvoir, pour maintenir son groupe, et, si possible, l'accroître par de nouvelles adhésions. La bande nomade représente en effet une unité fragile. Si l'autorité du chef se fait trop exigeante, s'il accapare un trop grand nombre de de femmes, s'il n'est pas capable, aux périodes de disette, de résoudre les problèmes alimentaires, des mécontentements se créent, des individus ou des familles font scission et vont s'agglomérer à une bande apparentée dont les affaires apparaissent mieux conduites : mieux nourrie grâce à la découverte d'emplacements de chasse ou de cueillette, ou plus riche par des échanges avec de groupes voisins, ou plus puissante après des guerres victorieuses. Le chef se trouve alors à la tête d'un groupe trop restreint, incapable de faire face aux difficultés quotidiennes, ou dont les femmes sont exposées à être ravies par des voisins plus forts, et il est obligé de renoncer à son commandement, pour se rallier, avec ses derniers fidèles, à une faction plus heureuse : la société Nambikwara est ainsi dans un perpétuel devenir ; des groupes se forment, se défont, grossissent et disparaissent et, à quelques mois de distance parfois, la composition, le nombre et la répartition des bandes devient méconnaissables. Toutes ces transformations s'accompagnent d'intrigues et de conflits, d'ascensions et de décadences, le tout se produisant à un rythme extrêmement rapide. »
Cited in De la grammatologie p.190
Anthropologie structurale
1958
pp. 400-401
« … à cet égard, ce sont les sociétés de l'homme moderne qui devraient plutôt être définies par un caractère privatif. Nos relations avec autrui ne sont plus, que de façon occasionnelle et fragmentaire, fondées sur une expérience globale, cette appréhension concrète d'un sujet par un autre. Elles résultent, pour une large part, de reconstructions indirectes, à travers des documents écrits. Nous sommes reliés à notre passé, non plus par une tradition orale qui implique un contact vécu avec des personnes – conteurs, prêtres, sages ou anciens –, mais par des livres entassés dans des bibliothèques et à travers lesquels la critique s'évertue – avec quelles difficultés – à reconstituer le visage de leurs auteurs. Et sur le plan du présent, nous communiquons avec l'immense majorité de nos contemporains par toutes sortes d'intermédiaires – documents écrits ou mécanismes administratifs – qui élargissent sans doute immensément nos contacts, mais leur confèrent en même temps un caractère d'inauthenticité. Celui-ci est devenu la marque même des rapports entre le citoyen et les Pouvoirs. Nous n'entendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative l'immense révolution introduite par l'invention de l'écriture. Mais il est indispensable de se rendre compte qu'elle a retiré à l'humanité quelque chose d'essentiel, en même temps qu'elle lui apportait tant de bienfaits » (p. 400-402. Nous soulignons).
Cited in De la grammatologie p.191
La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara
1948
p. 124
« Une délégation de quatre hommes vint me trouver et, sur un ton assez menaçant, me demander de mêler du poison (que l'on m'apportait en même temps) au prochain plat que j'offrirais à A 6 ; on estimait indispensable de le supprimer rapidement, car, me dit-on, il est "très méchant" (kakore) "et ne vaut rien du tout" (aidotiene) » (p. 124).
Cited in De la grammatologie p.191
La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara
1948
p. 126
« Nous avons décrit la tendre camaraderie qui préside aux rapports entre les sexes, et l'harmonie générale, qui règne au sein des groupes. Mais dès que ceux-ci s'altèrent, c'est pour faire place aux solutions les plus extrêmes : empoisonnements et assassinats… Aucun groupe sud-américain, à notre connaissance, ne traduit, de façon aussi sincère et spontanée… des sentiments violents et opposés, dont l'expression individuelle semble indissociable d'une stylisation sociale qui ne les trahit jamais » (p. 126. Cette dernière formule n'est-elle pas applicable à tout groupe social en général ?).
Cited in De la grammatologie p.191
Anthropologie structurale
1958
pp. 402-403
« Si l'on considère avec attention les points d'insertion de l'enquête anthropologique, on constate, au contraire, qu'en s'intéressant de plus en plus à l'étude des sociétés modernes, l'anthropologie s'est attachée à y reconnaître et à y isoler des niveaux d'authenticité. Ce qui permet à l'ethnologue de se trouver sur un terrain familier quand il étudie un village, une entreprise, ou un « voisinage » de grande ville (comme disent les Anglo-Saxons : neighbourhood), c'est que tout le monde y connaît tout le monde, ou à peu près... ». « L'avenir jugera sans doute que la plus importante contribution de l'anthropologie aux sciences sociales est d'avoir introduit (d'ailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux modalités d'existence sociale : un genre de vie perçu à l'origine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques ; et des formes d'apparition plus récente, dont le premier type n'est certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se trouvent organisés au sein d'un système plus vaste, lui-même frappé d'inauthenticité » (pp. 402-403).
Cited in De la grammatologie p.192
Essai sur l'origine des langues
1817
« Les langues se forment naturellement sur les besoins des hommes ; elles changent et s'altèrent selon les changements de ces mêmes besoins. Dans les anciens temps, où la persuasion tenait lieu de force publique, l'éloquence était nécessaire. A quoi servirait-elle aujourd'hui, que la force publique supplée à la persuasion ? L'on n'a besoin ni d'art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé ? des sermons. Et qu'importe à ceux qui les, font de persuader le peuple, puisque ce n'est pas lui qui nomme aux bénéfices ? Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme : on n'y change plus rien qu'avec du canon et des écus ; et comme on n'a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez de l'argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c'est la première maxime de la politique moderne... Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique ; on y parlait tout un jour sans s'incommoder... Qu'on suppose un homme haranguant en français le peuple de Paris dans la place Vendôme : qu'il crie à pleine tête, on entendra qu'il crie, on ne distinguera pas un mot... Si les charlatans des places abondent moins en France qu'en Italie, ce n'est pas qu'en France ils soient moins écoutés, c'est seulement qu'on ne les entend pas si bien... Or, je dis que toute langue avec laquelle on ne peut se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile : il est impossible qu'un peuple demeure libre et qu'il parle cette langue-là » (Chap. XX, Rapport des langues aux gouvernements).
Cited in De la grammatologie p.193
La pensée sauvage
1962
p. 32
En ce sens, le passage du désir au discours se perd toujours dans le bricolage, il bâtit ses palais avec des gravats (« La pensée mythique... bâtit ses palais idéologiques avec les gravats d'un discours sol ancien ». La pensée sauvage, p. 32).
Cited in De la grammatologie p.194
Réponses à quelques questions
1963
p. 652
Servant le même désir obstiné dans lequel l'ethnologue « met toujours quelque chose de soi », cet outil doit composer avec d'autres « moyens du bord ». Car l'ethnologue se veut aussi freudien, marxiste (d'un « marxisme », on s'en souvient, dont le travail critique ne serait ni en « opposition » ni en « contradiction » avec « la critique bouddhiste ») et il se dit même tenté par le « matérialisme vulgaire ».
Cited in De la grammatologie p.194
La Transparence et l'Obstacle
1957
p. 154
« Comment surmontera-t-il ce malentendu qui l'empêche de s'exprimer selon sa vraie valeur ? Comment échapper aux risques de la parole improvisée ? A quel autre mode de communication recourir ? Par quel autre moyen se manifester ? Jean-Jacques choisit d'être absent et d'écrire. Paradoxalement, il se cachera pour mieux se montrer, et il se confiera à la parole écrite : « J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de me montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais » (Confessions). L'aveu est singulier et mérite qu'on le souligne : Jean-Jacques rompt avec les autres, mais pour se présenter à eux dans la parole écrite. Il tournera et retournera ses phrases à loisir, protégé par la solitude ».
Cited in De la grammatologie p.198
L'Œil vivant
1961
p. 109
L'expérience du « voleur volé » que Starobinski décrit admirablement dans L'œil vivant, Jean-Jacques n'y est pas seulement livré dans le jeu de l'image spéculaire qui « capture son reflet et dénonce sa présence » (p. 109).
Cited in De la grammatologie p.198
Confessions in Oeuvres complètes de J.-J. Rousseau, vol. I
p. 228
« Je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort » (Confessions L. VI).
Cited in De la grammatologie p.199
Prononciation in Oeuvres complètes de J.-J. Rousseau, vol. II
« Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne sert que de supplément à la parole... La parole représente la pensée par des signes conventionnels, et l'écriture représente de même la parole. Ainsi l'art d'écrire n'est qu'une représentation médiate de la pensée. »
Cited in De la grammatologie p.201
Le Robert
1967
A la différence du complément, disent les dictionnaires, le supplément est une « addition extérieure » (Robert).
Cited in De la grammatologie p.202
Émile ou de l'éducation
1966
p. 17
Comme celle de la nature, « la sollicitude maternelle ne se supplée point », dit l'Emile.
Cited in De la grammatologie p.202
Émile ou de l'éducation
1966
Le premier chapitre de l'Emile annonce la fonction de cette pédagogie. Bien que la sollicitude maternelle ne se supplée point, « il vaut mieux que l'enfant suce le lait d'une nourrice en santé, que d'une mère gâtée, s'il avait quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est formé » (ibid).
Cited in De la grammatologie p.203
Émile ou de l'éducation
1966
« D'autres femmes, des bêtes même, pourront lui donner le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du sien est une mauvaise mère : comment sera-t-elle bonne nourrice ? Elle pourra le devenir, mais lentement ; il faudra que l'habitude change la nature... » (ibid).
Cited in De la grammatologie p.203