Œuvres complètes, tome I, Rousseau (1964) ‖ [1254] ‖ Derrida's Margins

Œuvres complètes, tome I, Rousseau (1964) ‖ [1254] ‖ Derrida's Margins

Page text (OCR generated): 1092 LES REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE S
plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joye est l
plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plu—
sieurs autres fois a la meme place a la meme heure espe—
rant d’y rencontrer encor la petite troupe mais cela n’est '
plus arrive’.
Ceci me rappelle un autre amusement a peu pres cle
méme espéce dont le souvenir m’esTt reS‘té de beaucoup
plus loin. C’e’toit dans le malheureuX terns ou fauﬁlé
parmi les riches et les gens de lettres j’e’tois quelquefois
reduit a partager leurs triétes plaisirs. J’étois a la Che‘
vrette au tems de la fete du maitre de la maisonl; toute
sa famille s’étoit reunie pour la celebrer, et tout l’eclat cles
plaisirs bruyans fut mis en oeuvre pour cet effet. JeuX,
spectacles, festins, feuX d’artiﬁce, rien ne fut épargné.
L’on n’avoit pas le tems de prendre haleine et l’on
s’étourdissoit au lieu de s’amuser. Apres 1e diner on alla
prendre l’air dans l’avenue; on tenoit une espéce de foire.
On dansoit, les messieurs daignérent danser avec les
paysannes mais les Dames gardérent leur dignitéz. On ven—
doit la des pains d’epices. Un jeune homme de la compa-
gnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un apres l’autre
au milieu de la foule, et l’on prit tant de plaisir a voir
tous ces manans3 se précipiter, se battre, se renverser
pour en avoir que tout le monde voulut se donner le
meme plaisir (a). Et pains d’epices de voler a droite et a
gauche et ﬁlles et garcons de courir, s’entasser et s’es’tro-
pier; cela paroissoit charmant a tout le monde. Je ﬁs
comme les autres par mauvaise honte quoiqu’en dedans
je ne m’amusasse pas autant qu’eux. Mais bientot ennuye
de vuider ma bourse pour faire écraser les gens,[j:e laissai
la la bonne compagnie et je fus me promener seul dans
la foire. La varieté des objets m’amusa longtems. J’ap-
pergus entre autres cinq ou siX Savoyards4 autour d’une
petite ﬁlle qui avoit encor sur son inventaire une dou—
zaine de chetives pommes dont elle auroit bien voulu se
debarasser. Les Savoyards de leur coté auroient bien
voulu l’en debarasser mais ils n’avoient que deuX ou
trois liards a euX tous et ce n’e’toit pas de quoi faire une
grande bréche aux pommes. Cet inventaire étoit pour
euX le jardin des Hesperides, et la petite ﬁlle étoit le dra—
gon qui le gardoit. Cette comedie m’amusa longtems;
j’en ﬁs enﬁn le denoument en payant les pommes a la
petite ﬁlle et les lui faisant diS‘tribuer aux petits gar—

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Je laissai là la bonne compagnie et je fus me promener seul dans la foire.