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Culture et écriture: la prolifération des livres et la fin du livre

Derrida, Jacques

Jan. 1, 1968

This little-known text by Derrida, first published in the journal Noroit in 1968, brings the insights of De la grammatologie (1967) to bear on questions of the library, computer science, and the “death of the book.”

Il peut paraître paradoxal de parler aujourd’hui de la mort du livre.  Et si par mort du livre on entend disparition des livres, le paradoxe devient une absurde contre-vérité. Il paraît aujourd’hui environ cinq milliards de livres par an. Le problème de l’aménagement des bibliothèques, de la bibliothèque mondiale, exige des techniques nouvelles. Le projet d’une bibliothèque nationale paraît désuet et inadapté: les cent kilomètres de rayonnages qui constituent notre Bibliothèque Nationale forment un espace archaïque dans ses dimensions et dans sa distribution dès lors qu’on le compare à ce qu’il devrait aujourd’hui abriter.  D’où l’éclatement de la bibliothèque générale et sa dispersion en bibliothèques spécialisées. Cet éclatement lui-même symbolise déjà l’effacement, dans l’espace, de l’image ou du fantôme de ce lecteur unique, de ce sujet-lecteur unique pour lequel, dans un lieu unique, circulaire de préférence, ou sphérique, se trouve, comme reliée à elle-même, et à portée de marche à portée de main, la totalité du livre universel, à la fois universel, et singulier, c’est l’idée qui préside à la construction de la bibliothèque générale. La bibliothèque universelle serait comme le théâtre d’une rencontre entre l’auteur unique et le lecteur unique d’un seul livre.

Une telle architecture est hantée par le projet d’une science une et universelle, d’une encyclopédie (et c’est pourquoi j’insistais sur la circularité de ce théâtre du savoir), par le projet, donc, d’un savoir encyclopédique, d’une paideia cyclique enveloppée en un seul grand volume et qu’un seul disciple, qu’un seul élève et lecteur pourrait en principe, en droit, si le temps lui en était donné, s’enseigner à lui-même en ouvrant et développant la vérité ainsi comprise dans le livre.  Le fantôme par lequel est hantée toute bibliothèque générale, c’est l’Autodidacte absolu, ce personnage de la Nausée qui se définit, vous le savez, comme l’Humaniste, celui qui veut aimer l’Homme (avec une majuscule) et qui est aussi pédéraste, qui aime les hommes, à qui la bibliothèque sert aussi de piège à jeunes gens. Il y aurait beaucoup à dire sur ce qui lie ici la bibliothèque générale, l’autodidactisme, l’homosexualité et l’humanisme. C’est l’unité de la science humaine que l’Autodidacte croit pouvoir s’approprier exhaustivement et systématiquement.  Systématiquement, c’est à dire selon une méthode qui peut nous paraître stupide mais qui est ici fort significative. Cette méthode consiste à suivre l’ordre alphabétique. Et si je fais ici référence à l’Autodidacte qui veut s’approprier la “Science humaine” selon l’ordre alphabétique des “auteurs,” c’est parce que je veux attirer dès maintenant votre attention, avant d’y revenir plus loin, sur ce qui lie l’alphabet au projet du livre singulier et universel, à l’encyclopédisme et à l’humanisme et au nom des “auteurs.” Suivre l’ordre alphabétique des noms d’auteurs n’est pas une si mauvaise méthode dès lors qu’on se fait une certaine idée du savoir et de la culture.  Quelle certitude et quelle maîtrise nous confère donc l’ordre alphabétique? Par lui nous sommes assurés de parcourir linéairement la totalité du texte en passant au moins une fois par chaque point du texte général. Cette linéarité, retenons-le dès maintenant, est ici doublement liée à l’alphabet, à l’ordre alphabétique, au systhème [sic] et à la suite de l’alphabet, à la chaîne de l’alphabet. Elle lui est liée d’une part en tant qu’elle peut seule soutenir le projet d’une exhaustion, d’un épuisement du texte général ainsi dominé et maîtrisé par un sujet lisant. Ellle [sic] lui est liée d’autre part en tant qu’elle répète la structure présumée des textes à lire dans une telle bibliothèque: textes écrits en écriture alphabétique, commençant par le commencement et s’étirant jusqu’à leur fin selon la ligne, textes linéaires, donc, marqués d’un nom d’auteur, textes signés, souscrits d’un nom lui-même enonçable [sic] et donc transcriptible dans une écriture phonétique et comportant un[e] [sic – Derrida (or someone else) has written in the e] lettre finale et une lettre initiale qui en permet la [sic] classement.  Tous ces thèmes, toutes ces significations que je place ici comme en exergue à ce qui va nous intéresser ce soir, sont rassemblés dans l’apparition de l’Autodidacte de la Nausée. J’en lis quelques lignes pour en fixer en quelque sorte la parabole: “Tout d’un coup les noms des derniers auteurs dont il a consulté les ouvrages me reviennent à la mémoire: Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. C’est une illumination; j’ai compris la méthode de l’Autodidacte: il s’instruit dans l’ordre alphabétique. Je le contemple avec une espèce d’admiration. Quelle volonté ne lui faut-il pas, pour réaliser lentement, obstinément, un plan de si vaste envergure? Un jour, il y a sept ans (il m’a dit qu’il étudiait depuis sept ans) il est entré en grande pompe dans cette salle. Il a parcouru du regard les innombrables livres qui tapissent les murs et il a dû dire, à peu près comme Rastignac: “A nous deux, Science humaine.” Puis il est allé prendre le premier livre du premier rayon d’extrême droite; il l’a ouvert à la première page, avec un sentiment de respect et d’effroi joint à une décision inébranlable. Il en est aujourd’hui à L. K après J, L après K. Il est passé brutalement de l’étude des coléopètres à celle de la théorie des quanta, d’un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme: pas un instant il ne s’est déconcerté.  Il a tout lu; il a emmagasiné dans sa tête la moitié de ce qu’on sait sur la parthénogénèse, la moitié des arguments contre la vivisection. Derrière lui, devant lui il y a un univers. Et le jour approche où il se dira, en fermant le dernier rayon d’extrême gauche: “Et maintenant?”.

En passant de l’extrême droite à l’extrême gauche, en suivant un ordre orienté dans son sens par la posture du corps de l’homme écrivant ou lisant, cet homme religieux ([“]avec un sentiment d’effroi et de respect,” cet homme essentiellement religieux) de la religion de l’homme et du savoir humain – n’est jamais, dit Sartre, déconcerté.  Il n’est pas déconcerté parce qu’il croit à l’unité profonde et essentielle du savoir humain. Cette unité absolue n’est pas essentiellement remise en question à ses yeux par la diversité des contenus et des sujets traités par les livres, pas plus qu’elle n’est menacée par la diversité des sujets qui lisent ou écrivent ces livres: qu’il s’agisse de zoologie ou de physique, des coléoptères ou des quanta, qu’il s’agisse de morale ou de religion, tout cela fait partie d’un seul et même grand savoir, d’un seul et même grand volume dont l’unité n’est autre que celle de l’univers. “Derrière lui, devant lui, il y a un univers.”  La bibliothèque comme univers, la bibliothèque universelle est le reflet microcosmique de l’univers lui-même, du macro-cosmos, du tout ordonné. L’univers, c’est l’unité absolue de toute pluralité possible. En passant de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’autodidacte se donne la représentation du parcours du Savoir Absolu. Et à la clôture du savoir absolu, à la pointe de l’extrême gauche, Roquentin imagine l’Autodidacte survivant à son savoir absolu, devenu comme l’acteur ou l’instrument maintenant inutile de cette épopée du savoir, seul, désoeuvré, ayant cru qu’il prendrait sens de se résumer en quelque sorte, et de se perdre dans l’anonymat de ce savoir absolu, et se retrouvant comme le temps lui-même, continuant au delà du savoir absolu, ayant encore le temps au-delà de la clôture, après la fermeture ou l’épuisement de la bibliothèque, et ne sachant que faire de ce temps en trop.  “Et maintenant” se dirait-il une fois le grand livre fermé. Ce “Et maintenant” d’après la clôture du livre absolu, c’est la question que je voulais ici en commençant.

Parler de la clôture du livre, de ce livre universel, cela n’exclut pas, bien au contraire, que les livres continuent et même se développent, prolifèrent plus vite que jamais; et même, à un certain niveau et indéfiniment, qu’ils survivent de manière ininterrompue à la clôture du livre, du modèle du Livre absolu.  J’ai essayé ailleurs de distinguer entre la clôture et la fin. Un système peut être clos sans que sa délimitation mette fin à ce qui ce qui [sic] se déploie en lui. Le projet du grand livre encyclopédique peut être clos alors même qu’indéfiniment on continue à produire des objets répondant au vieux projet. Il y a ici des possibilités d’inégalités de développement, si l’on peut dire, qu’il faut éviter de penser de façon linéaire.

Il s’agit donc pour nous d’interroger la signification de cette clôture du livre en tant qu’elle est contemporaine de la prolifération infinie des livres, de l’interminable fin du livre.  Le fait de la multiplication du livre est assez évident et massif pour que nous n’ayons pas à y insister. Mais il ne doit pas nous faire oublier que l’énormité de cette publication – les cinq milliards de livres annuels dans lesquels se noient les petits livres auxquels le tout-Paris et la petite Europe s’agitent parfois frénétiquement comme si le sort et le centre du monde venaient enfin de s’y jouer – l’énormité de cette publication doit encore être ramené à sa mesure, qui est très particulière, très illimité, très réservée, je dirais presque très privée.  Près de la moitié des hommes ne savent pas lire et écrire, sont, comme on dit dans les cultures pratiquant une écriture alphabétique et faisant de cette écriture le modèle exclusif de toute écriture, “analphabètes.” Ce simple fait, la non-participation massive d’une masse énorme de l’humanité à la civilisation dite du livre, ce simple fait délimite bien, dans le temps et dans l’espace, l’étroitesse relative de l’aire “livresque.” L’énormité des cinq milliards de livres par an se confine dans un canton minuscule et comme provincial d’une autre masse qui à son tour paraît énorme.

Le livre semble donc se perdre deux fois: dans la masse anonyme d’une humanité qui pour avoir sa “culture,” son “écriture” propres (dont nous parlerons plus loin en montrant qu’il n’y a pas de “peuple sans écriture”) n’en est pas moins analphabète et n’écrit pas plus qu’elle ne lit selon le modèle du livre; il se perd, deuxièmement, dans le processus accéléré de sa division.  Cette division est telle qu’on ne peut plus maîtriser, je ne dirais même pas la production livresque mais la bibliographie, l’ensemble organisé des titres, etc., qu’en se limitant à un secteur de plus en plus finement spécialisé, qu’il s’agisse de littérature, de science ou de philosophie. C’est une chose bien connue mais que je voudrais illustrer de deux exemples. Le phénomène de la diversification est moins péniblement ressenti dans le domaine littéraire puisqu’on a toujours considéré que la littérature était par essence liée à une langue naturelle, à une langue particulière et que par conséquent, à l’intérieur de la culture occidentale européenne, la seule dans laquelle le concept de littérature a pu prendre sens, chaque langue et chaque culture empiriquement déterminée pouvait avoir sa propre littérature, sa propre histoire littéraire.  Là les frontières pouvaient paraître naturelles, en quelque sorte, et naturelle aussi, par conséquent, une certaine division ou une certain étachéité, une certaine non-communication des langages et des écrits. Mais il n’en va plus de même dans le domain philosophique, dont la vocation est d’universalité, et dont ls publications ont toujours été essentiellement réservé à un petit groupe de langues considérées par les philosophes comme fondamentales (grec, latin, germain). Or les publications philosophiques sont à tel point spécialisées aujourd’hui que non seulement on doit consacrer des bibliothèques entières à un seul philosophe, mais que ces bibliothèques, pour peu qu’on les veuille rationnelles et modernes et techniquement au point, doivent renoncer, faute de place, à conserver les livres dans leurs dimensions de livres. Elles doivent, au contraire, comme c’est le cas de la bibliothèque Marx, qui recueille toutes les études marxistes, marxiennes ou marxologiques, réduire les livres à la dimension de microfilms de la taille d’un petit doigt.  Un de mes amis auteur d’un livre sur Marx ne put réprimer un sentiment d’humiliation et se vit contraindre à beaucoup de modestie quand on lui montra le corps de son livre sous la forme d’un petit mirco film cylindrique, classé dans une niche comme une petite urne dans un colombarium. Ce qui est difficile à supporter et même à penser dans le domaine philosophique où une relative diversité des langages a néanmoins été toujours admise, en fait sinon en droit, paraît absolument intolérable dans le champ de la science. Et c’est là pourtant que la différenciation des savoirs aboutit à une prolifération prodigieuse des publications. On a calculé que si la Physical Review – qui est certes une revue importante mais une revue parmi d’autres qui recueillent les résultats des recherches dans le domaine de la physique – continuait à s’accroître le nombre de ses publications au rythme où elle l’a fait entre 1945 et 1960, elle pèserait plus lourd que la terre au cours du siècle prochain. On pourrait multiplier ces exemples.

Et pourtant les deux exemples que je viens de citer – l’urne du livre dans la bibliothèque – colombarium et la monstrueuse croissance de la publication scientifique – ces deux exemples ne sont pas du même ordre.  Ils sont comme les deux faces d’un processus ambigu. Je dirais que l’une est tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir; mais comme ces deux notions de passé et d’avenir me paraissent à bien des égards suspectes, je dirais plutôt que l’une des deux fait signe vers l’époque du livre, l’autre vers l’époque de l’outre-livre.  C’est ce que je voudrais analyser maintenant.

Dans le premier cas, la dimension du livre était réduite mais son unité n’était pas défaite; dans le deuxième cas, il n’y a pas de livre mais un accroissement textuel ouvert dont les unités ne sont pas des volumes en forme de livre.  Et je risquerai même cette proposition : je dirais que dans le champ de la science, il n’y a jamais eu de livre. Il n’y a jamais eu de livre de science. L’écriture scientifique a toujours été étrangère au livre et c’est par elle que le livre a toujours été en quelque sorte contesté, plus ou moins secrètement et aujourd’hui de manière nouvelle et déclarée.  Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour le savoir, il faut se poser la question : qu’est-ce qu’un livre ? ou plutôt : qu’implique notre concept de livre ?  [1.] Un livre est une sorte de micro-cosme, de totalité une comportant un commencement et une fin. 

2. Cette totalité doit avoir un auteur qui soit au commencement du livre.  Dans un livre, la référence au nom de l’auteur, au nom du commencement et de l’origine du livre, cette référence est essentiellement indispensable.  En ce sens il n’y a pas de livre anonyme. On sait pourtant qu’en fait il y a des livres anonymes. Mais on considère toujours cet anonymat comme un accident, comme la disparition ou l’effacement fortuit et anormal du nom de l’auteur.  Le nom de l’auteur existe, il entretient un rapport essentiel avec la production du livre. Même quand il est perdu par accident, on perçoit son absence, on le lit en creux comme l’origine singulière du livre. Donc l’anonymat est accidentel, la souscription du nom de l’auteur ou du père du livre, le patronymat, lui est essentiel.  C’est le contraire de ce qui se produit précisément dans les sciences : là, des publications, des découvertes, des théorèmes peuvent éventuellement porter des noms d’auteur mais on sait que l’objectivité, c’est-à-dire l’essence d’une proposition théorique pure, par exemple d’une proposition mathématique, requiert qu’elle soit indépendante, coupée de son origine empirique, de toute subjectivité particulière. En ce sens, à l’opposé de ce qui se passe dans le livre, ici, dans la publication d’un langage scientifique, le patronymat est accidentel et superficiel et l’anonymat est essentiel. Et ceci nous mène au troisième caractère du livre ; il est systématiquement solidaire des deux précédents.

3. Si le livre, même publié, a quelque chose de privé, d’essentiellement privé – comme propriété d’auteur – et si le langage scientifique est d’entrée de jeu publication, s’il est publié dès l’instant où il est énoncé, si dès cet instant il cesse d’être la propriété privée de son auteur, même s’il n’est pour un temps connu que de lui, il est d’entrée de jeu privé de son auteur qui est lui-même privé de la propriété privée de son langage, cela tient au fait essentiel que le livre est lié d’une manière absolument nécessaire à une langue naturelle.  On appelle langue naturelle, par opposition à langue artificielle, une langue liée à une culture déterminée et qui s’est formée historiquement de manière, dons d’un mot vague, « spontanée ». Le langage scientifique n’est pas essentiellement lié à une langue naturelle et nous verrons pourquoi tout à l’heure. Que le livre nous reconduise toujours au nom de son auteur signifie que, passant par une langue naturelle, il implique d’une manière ou d’une autre la voix d’un auteur. Le livre est toujours la manifestation d’une parole. Et il n’est pas insignifiant que le concept de livre soit né et ait été porté par une culture capable de pratiquer une écriture phonétique. Qu’est-ce qu’une écriture phonétique ?

On sait maintenant qu’il n’existe pas d’écriture qui ne comporte en soi quelques éléments d’ordre phonétique. De telle sorte qu’on ne peut pas distinguer entre des écritures rigoureusement phonétiques et des écritures rigoureusement non-phonétiques.  D’autant plus que, comme nous le verrons, les écritures dites phonétiques, comme notre alphabet, ne peuvent pas [8 – upside down] réduire totalement dans leur système les éléments d’ordre non phonétique, comme par exemple la ponctuation. On ne peut donc pas parler de système phonétique et de système non-phonétique, mais seulement de système à dominante phonétique et de système à dominante non-phonétique, la dominante ne signia[n]t pas seulement ici une prépondérance statistique et quantitative du nombre des signes phonétiques mais un principe d’organisation qui tend asymptotiquement à phonétiser le maximum des éléments de la langue.  C’est parce qu’il s’agit d’un principe d’organisation structurelle et non d’une occurrence empirique, qu’on peut et qu’on doit le faire communiquer avec la structure générale de la culture qui pratique ce système et notamment avec tout ce qui dans cette culture privilégie la voie [sic] et par conséquent la présence du sujet signifiant, faisant signe, sonnant les signes qu’il assiste en personne, les signes phoniques impliquant que l’émetteur soit là, vivant, présent aux autres et présent à soi dans le temps de la parole. Tout signe graphique phonétique, les lettres de notre alphabet, par exemple, apparaît donc comme le signe d’un signe ; ce qu’il signifie, le signifié dont il est le signifiant, c’est lui-même un signifié oral, c’est par exemple la lettre a telle qu’elle est parlée, et le mot « chat » écrit renvoie au mot « chat » parlé, ce mot « chat » parlé se dissociant lui-même, du moins selon l’analyse classique du signe, en une face signifiante, qui est la face phonique, l’image audible, et en une face signifiée, l’idée ou le concept de chat qui peut être énoncé dans un autre signifiant, dans une autre langue par exemple (cat, Kat, etc.). Les systèmes graphiques à dominante phonétique sont relativement récents (3 à 4000 ans).  Je ne peux pas entrer ici dans tous les problèmes de l’histoire et de l’écriture ; je veux seulement marquer que l’idée du livre, en tant qu’elle est portée par une culture pratiquant l’écriture dite phonétique, l’idée du livre implique la présence et le privilège de la parole et du logos. Un livre est toujours censé représenter l’unité et la totalité d’un discours parlé, qu’on a seulement transcrit. Le livre, en tant qu’écriture, est seulement le représentant d’une parole. C’est pourquoi

4. il est linéaire. C’est en se référant au système de la langue parlée que Saussure a parlé de la linéarité du signifiant.  On se représente la parole comme linéaire parce que, temporelle, elle passe de point de présence en point de présence, irréversiblement, et va de son commencement à sa fin, selon un ordre lui-même irréversible. Le livre écrit représenterait donc dans l’espace la totalité temporelle et linéaire d’un discours parlé, d’une parole vive, comme on dit. Le livre serait donc le cercle d’un discours. C’est pourquoi

5. à travers lui, on cherche toujours à retrouver la présence vivante de la parole et de celui qui la tient, qui se tient derrière elle. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’une culture qui plus qu’une autre pratique l’écriture et vit d’écriture – l’Occident – soit en même temps une culture où l’écriture est méprisée, placée au-dessous de la parole, comme l’esclave au-dessous du maître, la mort au-dessous de la vie, etc. (j’ai cité ailleurs de nombreux symptômes de ce mépris occidental de l’écriture).

6. Puisque la parole semble plus proche de la vie et de la pensée de celui qui l’énonce, puisqu’elle implique au plus près la présence intime de l’auteur et la présence de l’intimité, du deans de l’âme, puisqu’elle est plus temporelle et plus intérieure que l’écriture qui est plus spatiale et plus extérieure, puisqu’engin on pense que l’écriture met dehors, dans l’espace, un contenu de sens qui est intérieur, eh bien il va de soi que le concept de l’écriture phonétique – avec lequel le livre a partie liée – est le concept d’une expression, d’une extériorisation.  Tout ce qui dans la littérature et dans la philosophie en général conçoit et pratique l’écriture comme expression, traduction du dedans dans un dehors, représentation de l’intériorité dans l’extériorité, tout cela est lié à la pratique de l’écriture phonétique. Le livre est alors l’image d’une réalité d’abord perçue ou pensée ou projetée : l’image c’est-à-dire l’imitation. Ce n’est pas un hasard si le concept et la valeur d’imitation, de mimesis, ont commandé la représentation que l’Occident depuis Platon et Aristote s’est faite de l’art et de la littérature. Représentation de la représentation : on s’est représenté l’art et la littérature comme représentation.

7. En tant que double, image, imitation, répétition, le livre ainsi défini a son origine, qui est aussi son modèle, hors de lui. Ce modèle, c’est ou bien ce qu’on appelle la réalité elle-même, la chose même, ou bien la réalité telle qu’elle est pensée, perçue, vécue, etc. par un sujet qui écrit et décrit. Le modèle c’est donc ou bien la réalité présente ou la réalité représentée. Mais cet ou bien – ou bien est une fausse alternative. Car le vrai et absolu Modèle du livre, ce qu’on pourrait aussi bien appeler le Livre-Modèle, c’est l’adéquation absolue de la réalité présente et de la réalité représentée, de la chose et de la pensée de la chose, de ce qu’on appelle la vérité comme accord – omoisis ou adequatio – de la chose et de la pensée de la chose, c’est le livre de Dieu, c’est l’être comme écriture, divine, comme graphie conforme à la pensée, à l’entendement et au logos divin.  Au Moyen Age, vous savez qu’on parlait souvent de la nature comme du livre de Dieu[.] La création était non seulement une écriture, une écriture conforme au projet, à l’idée que s’en était faite préalablement Dieu, dans son entendement qu’on appellait [sic] aussi Logos, c’est-à-dire à la fois raison et parole, non seulement donc une écriture représentative et vraie, c’est-à-dire adéquate, mais aussi un livre, c’est-à-dire une écriture formant un tout dans l’espace et dans le temps, formant un volume ordonné, ayant un sens, se donnant à lire, c’est-à-dire aussi bien à comprendre, à entendre[,] à entendre comme une parole. La lecture est une écoute tant que l’écriture est de type phonétique et représente une voix. « L’œil écoute » (Claudel) quand le livre n’a pour fonction que de proférer la voix de Dieu. Et alors le livre, les livres de l’homme seront conçus comme des opuscules sur le modèle du grand opus divin, ou comme des microcosmes qui ne seront vrais et n’auront de valeur qu’en tant qu’ils reproduiront à leur échelle et réfléchiront comme autant de petits miroirs, comme autant de spéculations finies, le grand texte infini.  Puisque l’être est déjà là, puisque la vérité est déjà constituée comme accord des choses et du logos divin, les livres sont toujours écrits dans l’espace de cette vérité déjà constituée ; ce seront toujours des livres commandés par la valeur de vérité – même si ce ne sont pas des livres théoriques, des œuvres littéraires, politiques, morales, etc. – et d’une vérité déjà là, d’une vérité à réfléchir, à reconstituer. C’est pourquoi la forme idéale du livre humain le plus ressemblant au livre de Dieu, au tout de l’être comme livre de Dieu, ce sera un livre de science totale, un livre parcourant le cycle du savoir mais aussi, puisque la vérité est déjà constitué[e] comme rapport de l’absolu à soi, comme rapport de Dieu à soi, ce sera un livre cyclique qui n’aura qu’à enseigner le savoir de la vérité. Ce livre cyclique sera pédagogique. Ce sera un livre de type encyclopédique. Tous les autrs livres devront s’y résumer, s’y rassembler, s’y recenser, s’y ordonner. Le projet d’Encyclopédie, qui est né au Moyen-Age est donc d’essence théologique et même si des esprits soi-disant athées ont participé à celle du XVIIIe. L’Encyclopédie e[s]t, si vous voulez, théologique en ce qu’elle se conforme toujours au modèle du savoir absolu comme savoir de Dieu, soit qu’elle veuille humblement et fidèlement y tendre en l’imitant, soit qu’elle veuille s’y substituer en rivalisant avec lui sous la forme d’une encyclopédie humaine. Que Hegel, en lequel la philosophie se résume et s’achève dans le concept, précisément, de Savoir absolu, ait aussi écrit une Encyclopédie dans laquelle toutes les parties du savoir, c’est à dire de la philosophie (logique, physique, anthropologie, phénoménologie, psychologie, etc.) se trouvaient coordonnées, cela est très symptomatique. La fin de la philosophie, son achèvement, est aussi celui de l’Encyclopédie. Depuis Hegel, a [sic] ma connaissance, on n’a plus formé de projet d’Encyclopédie pensée, qui soit autre chose que ce qu’on propose aujourd’hui sous ce titre dans le commerce. Un des plus magnifiques exemples de projet d’Encyclopédie, mis en rapport précisément avec la forme du livre total, de l’écriture exhaustive et taxinomique, d’écriture ordinatrice et classificatoire du savoir, c’est le projet d’un contemporain et ami de Hegel, dont on vient de publier en traduction française, sous le titre L’encyclopédie, les notes et esquisses qui devaient la préparer. Il s’agit de Novalis. Si vous le permettez, je vais en lire un passage qui rassemble et illustre remarquablement ce que je voudrais rappeler ici : « Mon livre doit devenir une bible scientifique – un modèle réel et idéal – et le germe de tous les livres… Toutes les sciences constituent un seul livre… La description de la bible est proprement mon entreprise – ou pour mieux dire, la théorie de la bible – art de la bible et théorie de la nature. (Manière d’élever un livre au niveau d’une bible.) Conduite à son plein achèvement, la bible est une bibliothèque parfaite – bien ordonnée.  Le schéma de la bible est en même temps le schéma de la bibliothèque. Le schéma authentique – la formule authentique – indique en même temps sa propre genèse – son propre usage… A chaque objet correspondent des archives complètes… Des livres parfaitement achevés rendent inutiles les cours. Le livre est la nature inscrite sur une portée (comme la musique) et complétée… [»] (p. 41. 3) Il y aurait naturellement beaucoup à dire – mais je ne peux m’y enfoncer ici – sur l’autre face, la face négative et athée de la note finale du même projet, qui à la fois en est l’accomplissement rêvé et le renversement ou la subversion accomplie, je veux dire le projet du Livre de Mallarmé (Revue Blanche : « Tout, au monde, existe, pour aboutir à un livre » A Verlaine, lettre célèbre : « Quoi ? C’est difficile à dire : un livre tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard fussent-elles merveilleuses… j’irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé au fond qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poête et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode ». A un journaliste : « Je crois que la Littérature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un Théâtre dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre, explication de l’homme, suffisante à nos plus beaux rêves. Je crois tout cela écrit dans la nature de façon à ne laisser fermer les yeux qu’aux intéressés à ne rien voir. Cette œuvre existe, tout le monde l’a tentée sans le savoir ; il n’est pas de génie ou de pitre qui n’en ait retrouvé un trait sans le savoir… »)

Si nous reprenons les sept traits du livre, tels que je viens de les marquer si schématiquement – unité d’une totalité ; patronymat ; écriture phonétique ; linéarité ; représentation de la présence vivante dans la parole ; expressivité ; expression de la vérité théologique – (en un mot la conscience de soi de Dieu dans le s’entendre-parler absolu : la con-science) nous voyons que la clôture du livre, ce qui de l’extérieur dé-limite le livre, c’est le système des traits opposés ; je dis le système car le livre est le système de la conscience et ce qui n’est pas le livre doit aussi se définir systématiquement. Mais cet autre système ne sera pas [s]eulement l’envers, le verso du livre, même si pour le définir nous n’avons à notre disposition que les traits du livre affectés d’un indice négatif : l’écriture fragmentaire, l’anonymat, l’écriture non-phonétique, non linéaire, non représentative d’une présence, non expressive, non théologique. Cette manière négative de désigner l’outre-livre est pourtant la plus disponible pour nous et il est difficile de ne pas lire dans ce livre l’au-delà du livre.

En quoi notre époque est-elle marquée par l’ouverture de cet outre-livre ? Je voudrais simplement, pour conclure, souligner certains indices qui sont systématiquement liés entre eux.

Le livre comme unité analogique de l’Homme et de Dieu est excédé par toutes les pratiques d’écriture non-phonétiques. Ces pratiques ne s’imposent pas seulement à nous, Occidentaux, Européens – de l’extérieur, par l’ouverture violente à des cultures qui ne sont pas liées à l’écriture phonétique (la Chine par exemple) et dont l’irruption sur la scène mondiale va modifier l’ancien équilibre ; mais aussi de l’intérieur par tout ce qui dans notre culture limite essentiellement le phonétisme linéaire et patronymique ; et disant cela je désigne par excellence le plus scientifique de la pratique scientifique : l’écriture logico-mathématique qui n’est ni phonétique ni essentiellement linéaire ; elle ne l’a jamais été, mais jusqu’à nos jours on a toujours cru pouvoir dominer les mathématiques dans un savoir philosophique ordonné, lui, au livre, c’est-à-dire au logos et à la voix. Or aujourd’hui, tout ce qui doit se soumettre à l’écriture mathématique, c’est-à-dire un domaine immense et décisif, interrompit cette domination philosophico-logo-théologique. Cette écriture non phonétique est aussi celle de ce qu’on appelle la civilisation de l’image (extension des mass-média[,] Mac Luhan [sic] et sa mythologie « classique » : restauration de la proximité utopique dans la parole et la présence commune)[.]

Cette écriture non-phonétique, c’est la programmation et l’informati[que] sous toutes ces formes : non seulement celle qu’on produit par l’électronique, les ordinateurs, etc., dont il est inutile de souligner l’emprise déterminante qu’elle est appelée à exercer sur notre vie à venir ; mais déjà celle qu’on découvre a [sic] tous les niveaux de l’organisation de la vie (code biologique : écriture, chaine de traces sans voix)[.]

Dès lors qu’il y a écriture non-phonétique, tout le système de valeurs associées à la prédominance de la voix se trouve déplacé.  Je ne vais pas rappeler ce système de valeurs, il est celui sur lequel nous vivons et il associe la philosophie, la théologie et l’humanisme. Ce déplacement, on peut y résister (la prolifération du discours ancien) ou l’affirmer, il est implacablement nécessaire, et cruel. Ce mot de cruauté je l’emprunte à deux penseurs et écrivains qui ont affirmé la fin conjointe de l’humanisme et la théologie, de l’homme et de Dieu comme d’une nécessité – cruauté voulant dire nécessité pour eux – et l’ont fait contre l’Occident. Je fais allusion à Nietzsche et à Artaud qui en ont tous deux appelé à un art et à une écriture de signes non expressionnistes, non assujettis à une vérité préalablement constituée dans l’entendement d’un Dieu dont l’auteur de l’œuvre ne serait que l’image. Parmi tous les arts qui, comme les mathématiques, comme la science, ont depuis toujours inquiété et menacé la sécurité de la parole et de l’écriture phonétique linéaire avec tout son système théologico-humaniste, le théâtre doit se voir reconnaître – et Nietzsche et Artaud les lui reconnaissent en effet – une valeur et une efficace privilégiées.  Il s’agit alors de ce théâtre de la cruauté tel que le définit Artaud et dans lequel l’espace de la scène n’est plus commandé par un texte écrit, par un texte de paroles préalables que les acteurs et le metteur en scène ne feraient qu’interprêter [sic]. Ce théâtre serait celui d’une nouvelle écriture, sans livre, d’une écriture non-phonétique de gestes, de volumes de « hiéroglyphes sacrés » dans l’épaisseur de laquelle les paroles et l’écriture phonétique n’auraient qu’un rôle subordonné. Cet art de la cruauté[,] cet art débarrassé du livre théologique serait, selon Artaud, aussi rigoureux qu’une science, aussi réglé qu’une mathématique créatrice.

C’est dans ce sens que s’oriente aujourd’hui, me semble-t-il, ce qu’il y a de plus fort et de plus irruptif, dans le théâtre et dans la littérature, dans une littérature affranchie du livre et guidée par un concept analogue de la scène (cf. Tel Quel). C’est là que le projet mallarméen du Livre, qui sous une certaine face de lui-même semble résumer et rassembler désespérément la métaphysique ou la théologie du Livre, regarde en même temps, par son autre face, vers l’avenir d’une littérature sans livre. Et c’est ainsi qu’il faut entendre tout ce qui chez lui fait communiquer le concept de littérature avec le concept de théâtre. Même dans les formules où il semble préférer la littérature au théâtre, où il semble penser que le livre peut remplacer, « supléer » le théâtre, c’est en vérité, dit-il, à condition que le livre soit théâtre lui-même ; et alors il restaure mieux la théâtralité du théâtre « réel » celui auquel il nous est malheureusement donné d’assister le plus souvent. C’est ainsi qu’il faut entendre, me semble-t-il, des phrases comme celles-ci : « Un théârte [sic], intérieur à l’esprit, quiconque d’un œil certain regarde la nature le porte en soi, résumé de types et d’accords ; ainsi que les confronte le volume ouvrant des pages parallèles ». « Un livre, dans notre main, s’il énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement, au contraire »[.]

Et l’on sait comment Mallarmé a tenté de restaurer en quelque sorte la spatialité, l’espacement, la théâtralité de la lettre dans son « expansion totale », c’est-à-dire de briser la linéarité de l’écriture. C’est à ce point que son projet est analogue à celui d’Artaud.

Artaud n’a cessé de marquer que le théâtre de la cruauté n’était pas un art confiné dans les lieux et les moments particuliers de quelque expérience artistique ou culturelle. Ce théâtre est la vie, pourvu qu’on pense cruellement – au sens qu’Artaud donnait à ce mot – le théâtre, est, la vie.  C’est cette scène, ce théâtre que nous habitons et auquel nous rend peut-être, vers lequel nous jette peut-être, la dé-limitation de la clôture du livre. 

J. C. [sic] 

First published in Noroit 130: 1 (August - September 1968), 5-12.